Manno Charlemagne, Konviksyon, un nouveau succès de Frantz Voltaire

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Par Eddy Cave

Depuis que Frantz Voltaire, le fondateur et président du CIDIHCA, a quelque peu délaissé le livre pour s’adonner surtout à l’audiovisuel, il frappe chaque fois dans le mille avec ses nouvelles productions. Sa récente réalisation consacrée au chanteur engagé Manno Charlemagne vient en quelque sorte compléter l’opération de préservation de la mémoire qu’il a commencée il y a quelques années avec Les chemins de la mémoire – Haïti avant les Duvalier et poursuivie avec Maestwo Issa. Ce deuxième film reconstituait, à partir de la vie d’Issa El Saieh, de larges pans de la vie sociale et culturelle d’Haïti durant la décennie 1947-1957 que, dans le domaine de la musique, on a appelée « la belle époque ».

Avec Manno Charlemagne - Konviksyon, Frantz Voltaire vient en quelque sorte boucler la boucle, et de façon magistrale. Disons-le sans ambages, ce documentaire est en soi un bijou. On peut, pour une raison ou une autre, aimer ou ne pas aimer l’œuvre, mais il faudra admettre qu’elle est bien conçue, bien réalisée, bien ficelée.

Grâce à la maîtrise de son art, Frantz a su contourner deux écueils qui l’auraient entraîné à coup sûr dans la voie de la facilité. Il aurait pu simplement braquer la caméra sur Manno et sa guitare et produire une bande vidéo retraçant le parcours de l’artiste pour les amants de la guitare sèche et des chansons engagées. Une autre possibilité aurait été de focaliser l’attention sur les grands succès du chanteur engagé et sa brève carrière politique. Non seulement, Frantz a écarté l’une et l’autre de ces deux options qui s’offraient tout naturellement à lui, il n’a pas essayé non plus de les combiner.

Dans son travail de documentaliste laborieux et consciencieux, le cinéaste a fait un choix différent : celui de reconstituer, mine de rien, un demi-siècle d’histoire du pays et de le faire raconter en chansons par un des artistes les mieux armés pour le faire correctement. Sans fard, sans détour, sans parti pris. De l’ensemble du film, il se dégage une extraordinaire complicité entre un artiste de calibre qui se prête de bonne grâce à un rôle apparent de faire-valoir et un réalisateur inspiré dont on ne voit la main que dans le choix des images et des thèmes abordés par l’artiste. En ce sens, ce film est un modèle du genre. Pari gagné !

Le documentaire a ainsi une dimension didactique habilement dissimulée dans la narration. Quand Manno Charlemagne parle de son enfance et des influences qui ont façonné sa carrière d’artiste engagé, il raconte l’histoire de sa génération. En particulier celle des jeunes qui ont grandi dans les quartiers modestes du Port-au-Prince des années 1950. Ceux de la Grand-rue entre autres, où il avait pour voisin Dòdòf Legros, à quelques pas du lieu où le Jazz des Jeunes effectuait ses répétitions. L’histoire des enfants qui fréquentaient les péristyles et les lakou à une époque où les bandes de rara et de maskawon (Otofonik surtout) n’avaient pas encore été détrônés par le konpa dirèk de Nemours Jean-Baptiste et le kadans rampa de Webert Sicot.

Chemin faisant, Manno effleure les problèmes sociaux associés au choix des rares écoles confessionnelles accessibles aux enfants moins favorisés : Jean-Marie Guilloux, Fò Senklè, etc. Agréable surprise, je vois le frère Martin, missionnaire québécois a été mon professeur au primaire à Jérémie en 1949, exposer la capacité limitée d’absorption des écoles publiques de sa congrégation. Puis, Manno plonge tout naturellement dans la politisation du carnaval et de la musique populaire par Duvalier, dont les idéologues vont jusqu’à écrire les textes de certaines chansons. Sous l’effet d’une manipulation bien dosée de la carotte et du bâton, Nemours Jean-Baptiste, Webert Sicot, le Septentrional et certains autres groupes produiront, aux dires mêmes de Manno, de très belles chansons dans les premières années de la présidence à vie. Jusqu’à ce jour, le sentiment de révolte suscité chez les non-duvaliéristes par cette intrusion tapageuse du pouvoir politique dans les divertissements populaires empêche d’évaluer à sa juste mesure la qualité musicale de cette production de propagande. Je m’incline humblement devant l’objectivité qui a permis à l’artiste de faire un tel constat.

Égrenant les souvenirs de sa longue carrière, Manno Charlemagne rend un hommage chaleureux à des troubadours dont le souvenir et même le nom ont commencé à s’estomper dans la mémoire collective : Annilus Cadet, Robert Molin, Ti-Paris qu’il qualifie de « super-troubadour de rue ». Il ressuscite ainsi ces pionniers, mentionnant au passage que la musique rasin n’est que le prolongement du rara et des rythmes traditionnels. Venant de Manno Charlemagne, ces affirmations ne peuvent être contestées.

Les influences subies

Manno énumère dans l’ordre les influences qui l’ont marqué, exprimant chaque fois son admiration avec beaucoup d’enthousiasme : Lumane Casimir, Dòdòf Legros, Gérard Dupervil, Issa El Saieh, Raoul Guillaume, Guy Durosier, Joe Trouillot, Martha Jean-Claude, Toto Bissainthe, Ansy Dérose. S’il est permis de formuler des hypothèses à partir des omissions, je dirais que le chansonnier semble n’avoir jamais été attiré ou influencé ni par le konpa dirèk ni par le kadans rampa.

Parallèlement à l’influence que les grands chanteurs de l’heure exercent sur son âme d’artiste et sur son inspiration, Manno Charlemagne côtoie les contestataires du monde des médias et veut crier haut et fort sa révolte à leurs côtés. À la suggestion de son complice et guitariste accompagnateur Marco Jeanty, il se présente un jour sans rendez-vous à Radio Métropole où Lionel Benjamin, en début de carrière, prend le risque de mettre le duo en ondes « une seule fois ». À Radio Haïti, la station d’en face, il rencontre Jean Dominique et Michèle Montas. Il se lie d’amitié avec Richard Brisson qui donne tout de suite au duo le nom Manno et Marco, le pousse sans la moindre hésitation sur la scène du spectacle. Le pays vit alors une époque d’effervescence où beaucoup de jeunes talents sont en train de s’affirmer : Lyonel Trouillot comme penseur, Konpè Filo comme animateur de radio, Konpè Plim dans une diversité de rôles…

C’est aussi à cette époque que Manno découvre les grands penseurs de la gauche. Il lit le théoricien politique italien Antonio Gramsci, qui a produit le gros de son œuvre en prison et en exil. Il dévore le roman La mère, du militant russe Maxime Gorki, qui a toujours fasciné les jeunes révolutionnaires haïtiens. Il écoute les chansons du Chilien Victor Jara, maillotant de la cause de Salvador Allende, de Paul Robeson et de Luis Armstrong, ainsi que les Negros Spirituals. De ce bouillon de culture se dégagera graduellement le style Manno Charlemagne. Au moment où l’artiste est découvert par le public haïtien, il est déjà un produit du dernier quart du XXe siècle. De cette époque qui verra, sous l’impulsion de Jimmy Carter, le renversement des dictatures des Somoza, du Shah d’Iran. La démolition du mur de Berlin, la Perestroïka et le démantèlement de l’Union Soviétique se produiront peu de temps après sous la présidence de Ronald Reagan.

La musique engagée

Un passage du film qui m’a plu énormément est celui où l’artiste aborde le thème de la musique engagée et du rôle que les artistes ont joué dans le travail de sape des fondements de la dictature. À cet égard, il est intéressant de rappeler que Manno et Marco ont été un moment important de la conscience collective et des luttes menées sous Duvalier pour la conquête des libertés publiques. J’ai eu le bonheur d’assister au Rex Théâtre, en 1978, à l’une des premières représentations de Pèlin Tèt, du dramaturge Frankétienne. Dans la longue file d’attente, l’on se disait au tuyau de l’oreille que ce serait peut-être la dernière représentation, car le pouvoir trouvait inacceptables les nombreuses critiques et allusions politiques du texte. Le combat de cette période a produit des œuvres littéraires et des mélodies d’une grande beauté, tout en contribuant à préparer 1986. Les chansons du duo Manno et Marco en sont d’excellents échantillons.

Comme Gramsci, dont il parle beaucoup, Manno a connu l’exil plus d’une fois. De retour au pays en 1986, après son premier exil, il connaîtra l’apothéose et effectuera un passage éclair sur la scène politique. Élu maire de Port-au-Prince en 1995, il tentera notamment de redonner au Champ de Mars son attrayant visage d’antan. Le film passe malheureusement cette période sous silence. Il se termine sur les notes pathétiques de ce tube qui fera pleurer plus d’un militant déçu du triste sort des promesses de 1986 : « Michèle Benett, I am sorry for you. Se nan videwo wa wè pèp ayisyen. »

Une vingtaine d’années 20 ans après, en 2005, on retrouvait Manno et Marco à Cabane Choucoune à l’avant-garde d’une nouvelle contestation visant la création d’une Haïti meilleure. Dans ce duo incandescent, Manno était resté le symbole adulé d’une révolution de la parole et de la chanson. D’un mouvement culturel qui faisait toujours rêver d’un autre pays. Son écriture musicale contribue aujourd’hui encore à bouleverser les consciences avec des airs tels que Jebede, Zanj, Grann et Lapli. Des airs que le public demandait en 2005 de bisser et que le parterre chantait en chœur avec lui comme s’il en avait le texte sous les yeux. Le film va faire renaître ces moments forts de notre histoire et les préserver à jamais des effets destructeurs de l’oubli.

Sa réflexion sur l’exil

Les quelques commentaires de Manno sur l’exil ne pouvaient tomber à un meilleur moment à mes oreilles. En effet, au moment où Frantz Voltaire me remet à Montréal la pochette contenant le film, j’étais justement en train de discuter avec un ami d’un article de Leslie Péan intitulé « Le rejet traditionnel des Haïtiens de la diaspora mis à l’épreuve ». Nous parlions justement des possibilités d’enrichissement qu’offre l’exil, volontaire ou forcé, et de ce que les expatriés peuvent rapporter de positif à ce pays qu’il faut absolument reconstruire. J’étais encore plongé dans mes réflexions sur ce sujet quand j’entendis Manno Charlemagne parler de l’enrichissement que, le premier choc passé, il sut tirer de ses années d’exil… Dommage que ce point de vue ne soit pas plus largement partagé dans notre société.

Bref ! Pour revenir à l’essentiel, je dirai que ce dernier documentaire de Frantz Voltaire, Manno Charlemagne - Konviksyon, tout en étant un divertissement des plus agréables, est une œuvre éducative de grande portée et un document de réflexion qu’il faut voir. Revoir et conserver.

Ottawa, le 19 octobre 2011-10-19

Contact : eddycave@yahoo.ca

Source: AlterPresse




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